Sur l'autoroute périphérique de Nagoya, une belle moto noire style Harley-Davidson roulait plein gaz.
Il était minuit passé, peut-être une heure. La voie était désertique.
Bien que plaqués sous son casque, les cheveux argentés du motard dansaient au vent.
La vitesse, la puissance, quelle sensation agréable... il avait l'impression de planer au ras du sol, entraîné par la musique rock qui jaillissait de ses écouteurs.
Quel pied et surtout, quelle vue !
Le panorama à sa droite n'était autre que la mégapole de Nagoya, toutes lumières citadines allumées.
Un brillant spectacle de civilisation.

Dans ces rares moments mêlant calme et adrénaline, Fukuda se sentait bien, complètement libre et en dehors de tout. Ses inquiétudes et anxiétés s'envolaient, comme happées par le décor vertigineux qui défilait derrière lui. Ces escapades lui donnaient parfois de grandes idées pour son manga, qui plus est. Ce soir, son esprit était cependant vide.

Afin de mieux profiter de ce paysage éphémère, il décida de s'arrêter sur une aire destinée à cette fonction. Il la côtoyait souvent mais ne s'en lassait pourtant jamais.
Une fois garé, il ôta sa protection principale, pour mieux se couvrir de son habituel bonnet blanc, sorti comme par magie de sa veste en cuir typiquement américaine. Un sacré look de biker chevronné.
Le regard porté sur sa chère ville, lieu de son travail et de sa vie, il se délecta du tableau qui lui était offert. Malgré la distance, les échos urbains parvenaient jusqu'ici.

" Quelle scène splendide... "

Pour une raison inconnue, Fukuda ressentait une grande mélancolie mêlée à une certaine tranquillité dès qu'il venait en cet endroit. Il ignorait pourquoi il était si fasciné par le paysage de la ville, bien qu'il se le s'il soit souvent demandé. Peut-être était-ce lié à une pensée humble du genre : comme le monde est immense ? mais ça ne lui ressemblait pas.
Quelle que soit la véritable pensée derrière ce moment de contemplation, il en éprouvait toujours du plaisir. Il pouvait observer tous les jeux de lumières, les détails, les animations rares et néanmoins visibles. Il pouvait également faire travailler son imagination, et de là jaillissait quelques unes de ses idées.

Inévitablement, il se mit à penser boulot. C'était une chance inestimable de gagner sa vie tout en étant passionné, ce qui était son cas. Beaucoup ignoraient cependant la quantité incroyable de travail qu'eux, les auteurs, devaient abattre pour les contenter. C'était une tâche vraiment harassante, mais tellement stimulante et plaisante. Fukuda n'avait pas de quoi se plaindre, et il ne le faisait jamais - excepté pour râler après son éditeur.

Le dernier chapitre était bouclé, pourtant il devait déjà plancher sur le suivant en espérant recevoir des échos positifs des votes du lectorat du magazine. Une pression enivrante, qui le fit reprendre sa route tout doucement.

Le temps refroidissait.

Le lendemain, Fukuda s'était levé de bonne heure pour pouvoir préparer ses nemus, qu'il présenterait dans la soirée à Yûjirô, son éditeur. Comme d'habitude, sa virée nocturne avait fait naître en lui de nouvelles idées. C'était le moment de les exploiter.
Tout en mangeant son déjeuner - nouilles instantanées habituelles saveur porc tonkatsu, Fukuda dessinait sur sa table de travail, esquissant cases et croquis du futur chapitre de Kiyoshi Knight, sa série à succès toute récente. Encore trop pour être en sûreté, à vrai dire. Trouver des idées était donc l'un des enjeux les plus importants dans l'histoire. Avoir de l'imagination était parfois dur, surtout en essayant de faire en sorte que le lecteur ait une réaction en lisant la suite, sans avoir une sensation de déjà vu.
Lorsqu'il n'était pas satisfait de ses propres idées, il demandait normalement à son assistant, Yasuoka, et le récompensait de 1 000 yens par idée gardée. Ce jeune punk en avait dans le capot ! C'est en partie ainsi qu'il parvenait à rendre son oeuvre surprenante et intéressante.

Il était quatorze heures lorsqu'il eut terminé. Il contempla le manuscrit.

" Yosh ! Ca va faire mal comme enchaînement. "

Il pouvait maintenant travailler sur les fameuses pages couleurs, qui prenaient un temps monstre et demandaient un sans faute. Mais colorier ses propres illustrations, et plus encore, savoir qu'elles feraient la couverture du Slide... c'était quelque chose ! Avec beaucoup d'entrain, il s'y consacra jusqu'au soir.



18 heures.

" Aaah... Fini ! "

Affalé sur sa table, Fukuda se sentait épuisé. Difficile à croire qu'en restant chez soi, on puisse être lessivé sans que ce ne soit interprété comme de la paresse. Mais la fierté d'avoir terminé son travail surpassait le reste.

" Je n'ai plus qu'à apporter ça à la rédaction. "

Réunissant le fruit de ses efforts dans une pochette appropriée, Fukuda se prépara tranquillement, réajustant son bonnet et se chaussant. Il enfila une veste noire assez chaude pour se protéger du climat de plus en plus rigoureux. Il sortit de son appartement et de son immeuble pour se diriger vers le métro. Avant d'y arriver, il passa devant une estrade d'ouvriers qui travaillaient sur un nouveau bâtiment.

" Ils font un de ces bruits... " marmonna-t-il tandis qu'il observait le chantier tout en marchant.


" Hum ? "

D'où venait ce cri ?
Fukuda leva instinctivement les yeux au ciel, et il perçut son reflet.

" Ha ?! "


Le mangaka venait de se faire écraser par une plaque de verre très résistante de plusieurs centaines de kilos, maladroitement lâchée par la machine dirigée par un ouvrier en manque de sommeil.
Shinta Fukuda était mort, d'une fin aussi brutale qu'imprévisible, à l'effigie de ce qu'il dessinait.
Est-ce qu'il s'agissait là de la toute dernière case de son histoire, cependant ?